Mise en abyme | Définition & exemples
Au théâtre, la mise en abyme consiste à reproduire, au sein d’une pièce, la même intrigue à plus petite échelle. Certains éléments de la pièce sont véritablement dupliqués.
Sur le même principe que celui des poupées russes, la mise en abyme théâtrale enchâsse, dans une pièce grandeur nature, son double miniature.
Effet de miroir ou sensation de vertige, ce procédé, au potentiel tragique ou comique indéniable, brouille les frontières entre fiction et fiction, voire entre fiction et réalité, entraînant le public dans les abysses de l’abyme théâtral…
Table des matières
Mise en abyme : définition
Au théâtre, la mise en abyme, aussi écrit abîme ou abime, consiste à dupliquer l’intrigue d’une pièce au sein d’une même pièce. Véritable pièce dans la pièce, elle miniaturise la pièce, en tout ou en partie, dans le but de la reproduire le plus fidèlement possible.
Si les personnages ne sont pas des copies parfaites, certains éléments de la trame narrative (intrigue, nœuds, fonction des personnages, filiation, etc.) sont restitués à l’identique. En effet, plus la ressemblance entre les deux pièces est forte, plus l’effet de miroir s’intensifie.
Pour d’autres, la mise en abyme ne s’opère que lorsque les éléments de la pièce sont véritablement calqués. Autrement dit, la pièce, jouée dans la pièce, duplique le plus fidèlement possible scénario et personnages.
Plus qu’un simple théâtre dans le théâtre, la mise en abyme théâtrale a indéniablement besoin de cette duplicité pour fonctionner. Lorsque l’on découvre des poupées russes, on s’attend à ce que la plus petite soit la reproduction exacte de la plus grande, sinon l’effet de miroir s’arrête net.
Cette reproduction en boucle ne peut être obtenue que par une similitude quasi parfaite, et non une vague ressemblance.
D’ailleurs, à l’instar des poupées russes et de leur taille décroissante, la mise en abyme théâtrale réduit, elle aussi, la taille de la pièce. Si Shakespeare en fait une véritable pièce dans la pièce (Hamlet), Molière se contente d’une invitation à l’une de ses propres représentations (Le Malade imaginaire).
C’est la reproduction réduite d’un référent identique (ou quasi identique), qui octroie à la mise en abyme, qu’elle soit théâtrale ou non, son impression d’infini et de vertige.
Conservant des caractéristiques semblables, la pièce miniature est ainsi encastrée, enchâssée dans la vraie pièce jouée sur scène. L’effet créé va au-delà d’un simple effet visuel : il s’agit véritablement d’une résonance, d’un écho, plus encore que d’un reflet.
En dédoublant la mise en scène, le dramaturge insiste sur l’action en cours et attire inexorablement l’attention du public. Le lien établi avec le spectateur n’est en aucun cas tacite : la redondance inhérente au procédé signe le caractère volontaire de l’emphase.
Cette double représentation n’est adressée qu’au public : les personnages sur scène restent, eux, témoins d’une seule représentation.
Toutefois, assistant à la vraie pièce, le spectateur ne peut s’empêcher de se demander où s’arrête la fiction : est-il lui-même comédien de la pièce en y assistant, au même titre que ceux présents sur scène sont spectateurs de la version dupliquée… ? C’est dans cette étrange sensation de vertige, mêlant fiction et réalité, que réside tout le procédé de la mise en abyme.
Mise en abyme : exemples
Deux dramaturges ont tout particulièrement marqué leurs époques par leur talent. Si les périphrases langue de Molière et langue de Shakespeare désignent respectivement le français et l’anglais, ces deux génies représentent surtout la quintessence de la tragédie et de la comédie théâtrales.
Dans Hamlet, ou La Tragique histoire d’Hamlet, prince de Danemark dans sa version longue, William Shakespeare utilise tous les ressorts du genre dramatique, notamment la mise en abyme, pour faire de son personnage un véritable héros au destin aussi malheureux qu’exceptionnel.
Suite à l’assassinat de son père, Hamlet reçoit la visite du spectre de ce dernier, qui lui désigne le coupable et réclame vengeance. Pour ce faire, Hamlet, simulant la folie, fait donner une représentation théâtrale dont l’intrigue, reproduisant l’empoisonnement fatal, révèle à la fois le crime et l’assassin.
HAMLET, à la Reine. — Madame, comment trouvez-vous cette pièce ?
LA REINE. — La dame fait trop de protestations, ce me semble.
HAMLET. — Oh ! pourvu qu’elle tienne parole !
LE ROI. — Connaissez-vous le sujet de la pièce ? Tout y est-il inoffensif ?
HAMLET. — Oui, oui ! ils font tout cela pour rire ; du poison pour rire ! Rien que d’inoffensif !
LE ROI. — Comment appelez-vous la pièce ?
HAMLET. — La Souricière. Comment ? Pardieu ! Au figuré. Cette pièce est le tableau d’un meurtre commis à Vienne. Le duc s’appelle Gonzague, sa femme Baptista. Vous allez voir. C’est une œuvre infâme ; mais qu’importe ? Votre Majesté et moi, nous avons la conscience libre : cela ne nous touche pas. Que les rosses que cela écorche ruent ! Nous n’avons pas l’échine entamée.
[…]
(William Shakespeare, Hamlet, Acte III, Scène 2, 1603 ; traduit de l’anglais par François-Victor Hugo)
Explications :
Alors que la pièce dans la pièce raconte l’histoire d’un meurtre à Vienne, Claudius, roi autoproclamé à la mort du père de Hamlet, interrompt la représentation et quitte rapidement les lieux.
Petite saynète au demeurant sans malice, la pièce de théâtre de Hamlet est une mise en abyme qui révèle l’identité du véritable meurtrier, celui de la pièce « grandeur nature » de Shakespeare.
Jouant lui-même la folie et la fausse naïveté, Hamlet intitule, non sans ironie, son œuvre La Souricière et tend sa pièce comme on tend un piège…
Si elle expose et dénonce, cette mise en abyme permet également la progression de l’intrigue : en plus d’accuser l’assassin, Hamlet révèle que son mal n’est pas folie, mais haine, celle qu’il éprouve à l’égard de Claudius, dont le départ n’est autre que l’aveu de sa propre culpabilité.
Cette mise en abyme et le célèbre monologue qui la précède (Être ou ne pas être) font de cette pièce une œuvre intense et désagréable, oscillant entre folie salvatrice et haine destructrice, dans laquelle le public de Shakespeare et celui de Hamlet se confondent.
Un siècle plus tard, Molière utilise ce même procédé de mise en abyme dans un tout autre registre : l’autodérision teintée d’impertinence. Dans Le Malade imaginaire, le dramaturge fait défiler, au chevet d’un patient hypocondriaque, des médecins pédants et leurs diagnostics irréfutables.
Satire jouissive de la médecine et de sa science aussi omnisciente que déficiente, la dernière comédie de Molière en est aussi le dernier coup d’éclat. Entre critique de la médecine et défense de son théâtre, l’auteur nous invite à rire de la mort en nous moquant des vivants.
ARGAN. — C’est-à-dire, que toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et vous voulez en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle.
BÉRALDE. — Dans les discours, et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands médecins. Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire, les plus ignorants de tous les hommes.
ARGAN. — Hoy ! Vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces messieurs pour rembarrer vos raisonnements, et rabaisser votre caquet.
BÉRALDE. — Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine, et chacun à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous, et j’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes et, pour vous divertir, vous mener voir sur ce chapitre quelqu’une des comédies de Molière.
ARGAN. — C’est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins.
BÉRALDE. — Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.
ARGAN. — C’est bien à lui à faire de se mêler de contrôler la médecine ; voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces Messieurs-là.
BÉRALDE. — Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.
(Molière, Le Malade imaginaire, Acte III, scène 3, 1673)
Explications :
Hypocondriaque invétéré, Argan s’oppose à son frère, Béralde, qui considère la médecine comme une science empirique plutôt que rationnelle. Béralde tente de désamorcer le conflit en invitant son frère au théâtre pour y voir une comédie de… Molière lui-même !
Le comique de cette mise en abyme repose sur le contexte scénographique de la pièce : puisqu’il joue le personnage d’Argan sur scène, c’est à lui-même que Molière adresse ce flot d’insultes. Ce faisant, il devance, dans une merveille d’autodérision, les attaques et les accusations de la société de l’époque, très prompte à critiquer ses pièces.
La mise en abyme repose à la fois sur l’invitation de Béralde à la pièce qui est véritablement en train de se jouer devant les spectateurs, et sur le personnage d’Argan, dont l’esprit obtus et les réactions disproportionnées discréditent indirectement les détracteurs du dramaturge.
S’il ne s’agit pas à proprement parler d’une pièce dans la pièce, la simple référence, sur scène, au Malade imaginaire constitue déjà un véritable tour de force. Molière, réellement malade, y ancre, à jamais, sa démarche artistique : un théâtre divertissant et instructif, dissident et contestataire, sans jamais être moraliste ou dogmatique. Un théâtre qui se joue de ses procédés et de ses critiques.